On en parle dans les magazines, dans les livres, sur internet, on nous le dit, on nous le répète, les « pervers narcissiques » sont parmi nous, ils existent bel et bien, que ce soit au travail, à la maison, dans nos communautés, dans nos institutions. Il serait urgent d’apprendre à les reconnaître, de façon à mieux pouvoir nous en protéger, un peu à la façon dont David Vincent reconnaissait les « envahisseurs » de la série américaine éponyme des années 60 à leur incapacité à replier leur auriculaire…
Doit-on entrer dans l’air du temps et postuler l’existence d’une catégorie homogène d’êtres humains présentant un certain nombre de caractéristiques communes permettant de les qualifier de « pervers narcissiques » ? Nous ne prétendons pas dans cet article apporter une réponse définitive à cette question. La réflexion que nous proposons se situe à un autre niveau : celui de la « pragmatique de la communication ». Elle trouve sa source dans notre expérience de praticiens spécialisés dans la résolution de problématiques relationnelles. Les personnes que nous recevons dans nos centres de consultation de Paris, Liège et Lausanne sont de plus en plus nombreux à nous faire part de leur sentiment d’être victimes d’un « pervers narcissique », ou à partager avec nous l’indignation d’avoir été accusés à tort d’être eux-mêmes des « pervers narcissiques », ou encore d’avoir le sentiment inquiétant de voir leur enfant en devenir un… Intrigués par ce phénomène en pleine expansion, nous avons commencé à nous poser la question suivante :
I. Que se passe-t-il dans la relation que nous entretenons avec nous-même et avec les autres lorsque nous utilisons l’expression de « pervers narcissique » ?
La réponse à cette question est loin d’être univoque…
Identifier l’autre comme un « pervers narcissique », comme un manipulateur, peut dans certains cas se révéler incroyablement libérateur, car enfin, si ma relation avec lui a tourné au cauchemar, ce n’est pas de ma faute, je n’y suis pour rien, j’ai simplement été victime d’une personne mauvaise, qui a abusé de moi. Cela sera d’autant plus aidant si cette « prise de conscience » est concomitante d’une séparation (divorce, licenciement), car elle me permet de trouver une justification apaisante à une fin de relation initialement vécue comme douloureuse. Comme le dit l’adage, « qui veut tuer son chien, dit qu’il a la rage ». En ce sens, considérer que l’autre, celui dont on veut, ou dont on doit, se défaire est une personne toxique (du moins pour nous), peut s’avérer utile pour aller de l’avant et ne pas se morfondre en regrets inutiles… Et il est indéniable que certaines personnes ne nous font pas du bien et qu’on se porte beaucoup mieux en les maintenant à bonne distance.
Mais a-t-on au fond vraiment besoin d’une telle catégorie pour faire ce travail de « deuil » de la relation ? La catégorie « gros connard », même si elle est moins populaire dans les magazines de psychologie, ne pourrait-elle pas, elle aussi, tout aussi bien faire l’affaire ?
On le voit, si je n’ai plus à entretenir de relation avec la personne concernée, le fait de décider de l’étiqueter de la sorte peut s’avérer utile pour mon équilibre personnel et même m’aider à aller de l’avant dans ma vie, comme en témoignent pléthore de témoignages reconnaissants sur les forums dédiés à cette thématique. On comprend du coup pourquoi, l’un des conseils les plus fréquemment proposés par les « experts » du sujet est simplement de fuir au plus vite le « pervers narcissique » pour sauver sa peau. Il nous semble en définitive que les personnes pour lesquelles l’utilisation de cette étiquette a pu être à un certain moment « utile » se sont, dans leur grande majorité, séparés de la personne qu’ils qualifient de la sorte. On l’imaginera aisément, les choses se compliquent passablement si une personne doit continuer à interagir régulièrement avec une autre personne qu’elle considère comme un « pervers narcissique »…
Soulignons tout d’abord que l’utilisation de la catégorie « pervers narcissique » présuppose l’existence d’une autre catégorie, à savoir celle des personnes qui ne le sont pas. En outre, ce qui est quelque part sous-entendu, c’est que la personne « victime » d’un « pervers narcissique », est, par définition une personne saine d’esprit et bien intentionnée. Comme un vampire qui ne s’attaquerait qu’aux êtres humains, et bien entendu pas à celles et ceux de sa propre espèce. Cette catégorisation univoque des personnes, qui verrait s’affronter le bien et le mal, manque à nos yeux cruellement de nuances. Ce type de simplification, qui postule que les uns seraient essentiellement bons et les autres irrémédiablement mauvais ne permet pas, selon nous, de comprendre le fonctionnement des interactions humaines dans toute leur complexité. Car, sans nier le fait que chaque personne a son caractère propre, ses habitudes, son tempérament, en fonction du contexte dans lequel elle évolue, elle est aussi susceptible de passer d’un moment à l’autre du rôle de victime à celui de bourreau, et inversement, comme l’ont démontré de nombreuses recherches expérimentales en psychologie sociale.
Si l’enjeu est de déterminer qui des deux est le gentil, et qui le méchant, l’étiquette de manipulateur « pervers narcissique » sera alors souvent utilisée pour alimenter des conflits destructeurs. Il arrive ainsi que deux personnes s’accusent mutuellement d’être le (ou la) « pervers narcissique », dans des escalades en miroir. « C’est lui le manipulateur, qui me fait souffrir depuis tant d’années… si tu savais ce que j’ai subi ! » « Mais non, ne croyez rien de ce qu’elle dit, c’est elle qui a tout manigancé. D’ailleurs j’ai récolté des preuves, des témoignages, qui le prouvent… » Et d’avocat en avocat, de procès en procès, il faut faire admettre à l’autre qu’il est le bourreau, et que je suis la victime… Je la traine dans la boue, j’expose au grand jour ses cotés les plus laids, les plus sombres... Plus je me défends, et plus je conforte l’autre dans sa perception que je suis un dangereux manipulateur… Mais comme nous sommes tous deux convaincus de notre bon droit, et ne percevons nullement la façon dont nous alimentons le processus d’escalade, les choses peuvent continuer longtemps, avec, généralement, d’importants dommages collatéraux, par exemple pour les autres collaborateurs de l’entreprise qui sont pris à partie, ou pour les enfants, que l’on cherche souvent à « protéger » de l’influence de la personne « toxique ». Comment les proches et les professionnels, qu’ils soient magistrats, travailleurs sociaux, médiateurs, DRH ou thérapeutes peuvent-ils s’y retrouver dans des imbroglios pareils ?
L’une des autres conséquences potentiellement fâcheuses que nous avons souvent pu observer dans l’utilisation d’un tel étiquetage est qu’il a tendance à « figer » les choses, car il est susceptible de déclencher ce que l’on appelle un processus de prophétie auto-réalisatrice. Une fois que l’étiquette a été posée, tous les comportements du « pervers narcissique » sont interprétés en fonction de l’étiquette et ne font que la confirmer. Toute l’attention de la personne est en quelque sorte focalisée sur les signes confirmant le fait que l’autre fait partie de cette catégorie peu recommandable. Lorsqu’on lit la liste des caractéristiques supposées des « pervers narcissiques » (culpabilisation, critique et dévalorisation des autres, report de sa responsabilité sur eux, communication floue, changement fréquent d’opinions, mensonges, jalousie…), il faut considérer que ce « diagnostic » est le plus souvent posé dans un contexte de difficultés relationnelles importantes, difficultés qui sont justement susceptibles de faire émerger ce type de comportements. Comme nous le confiait l’un de nos patients : « Je ne sais plus quoi faire… mon épouse est persuadée que je suis un « pervers narcissique »… Lorsque j’essaie de lui faire plaisir, de lui porter certaines attentions, elle n’y voit que manipulation de ma part… Et lorsque, las de voir l’inefficacité de mes tentatives de rapprochement, je m’énerve, elle me dit que voilà, je montre mon vrai visage de pervers narcissique ! » On le voit, une personne accusée d’être un « pervers narcissique » peut se sentir complètement prise au piège. Car, en toute logique, on peut considérer que s’il est véritablement l’un de ces terribles manipulateurs, il n’admettra jamais en être un… Un paradoxe de ce type « coince » complètement la personne, et peut même, dans certains cas extrêmes, l’amener à douter de la perception qu’elle a d’elle-même : « Est-ce que l’autre n’aurait pas raison ? Serais-je un pervers narcissique qui s’ignore ? » Mais cette capacité à se remettre en question ne serait là encore que la preuve qu’ils ne le sont pas…
L’autre effet de rigidification induit par l’utilisation de cette expression découle des conseils distillés régulièrement dans les médias concernant la façon dont il convient de s’y prendre pour entrer en relation avec un « pervers narcissique ». On conseille, par exemple de « mettre tout par écrit », « d’éviter le contact », « d’avoir un témoin », « d’éviter le conflit »… autant d’injonctions pragmatiques censées « fonctionner » avec tous les « pervers narcissiques »… Ce type de recettes censées être applicables à un large éventail de situations nous semble potentiellement dangereuses, en ce qu’elles n’apprécient pas les spécificités de chaque situation, et risquent donc d’amener la personne à appliquer des stratégies inadaptées, comme si le critère « pervers narcissique » était le seul élément de contexte à prendre en compte pour évaluer la situation. De tels raccourcis nous semblent potentiellement dommageables pour celles et ceux qui suivraient ces conseils aveuglément. Ainsi, par exemple, le conseil « prendre un témoin », peut s’avérer être une stratégie judicieuse dans certaines situations, mais, dans d’autres cas, la présence de témoins est susceptible d’exacerber les dynamiques relationnelles problématiques. De même « éviter le conflit » ou « éviter le contact » alimente parfois le problème.
Un autre effet pervers souvent véhiculé par l’étiquette de « pervers narcissique », est que celui qui est qualifié de tel, outre son coté toxique, est souvent considéré comme une personne extrêmement habile, quelqu’un de beaucoup plus « malin » que ses victimes, une sorte de « surhomme nietzschéen » ou de « mutant invincible ». Cela peut avoir pour effet néfaste d’induire une forme de défaitisme et un sentiment d’impuissance chez la personne qui pense avoir affaire à un « pervers narcissique ». « Puisque je suis face à un « pervers narcissique », je n’ai aucune chance de m’en sortir… » Ce type de postulat risque d’induire un sentiment de peur et une attitude de soumission ou de renoncement, qui renforcera encore l’emprise du « pervers narcissique » sur la personne. Car, dans bien des cas, le fait de prendre la fuite n’est pas possible, ou pas envisageable par la personne, du moins dans un premier temps, car certaines conséquences paraissent insurmontables.
Les choses peuvent être pires encore lorsqu’une personne finit par développer la croyance que « c’est elle qui attire les pervers narcissiques » ou « qu’elle est inéluctablement attirée par eux ». Là encore, de telles croyances peuvent être extrêmement invalidantes pour la personne, car elles peuvent l’amener à douter de ses propres perceptions, voire dans certains cas extrêmes l’amener à renoncer, à contrecœur, à renouer une relation amoureuse, ou même à reprendre une activité professionnelle. A ce moment-là, c’est la victime elle-même qui se retrouve stigmatisée, comme si, non seulement, elle ne savait pas se défendre, mais encore, elle avait une sorte de « tare » ou de « perversion » ou d’incapacité intrinsèque qui la condamnait à devoir choisir entre une vie de renoncement et d’isolement ou une existence de victime consentante.
Il ne fait aucun doute pour nous que l’intention première de celles et ceux qui utilisent dans leur travail et dans leur communication le concept de « pervers narcissique » est de venir en aide à des personnes en souffrance, ni que cette notion a pu aider certaines personnes à trouver des solutions durables à des difficultés relationnelles récurrentes. Cela étant dit, il est possible de se retrouver « pris au piège » de problématiques communicationnelles et relationnelles complexes en utilisant ce type de langage.
Cette mise en garde concernant le choix des mots que nous utilisons pour qualifier les problématiques relationnelles complexes ne saurait néanmoins suffire. En effet, si l’on peut déplorer le fait que l’utilisation de ce type de catégories ait tendance à se généraliser dans notre société, avec les conséquences décrites plus haut, il nous faut aller un peu plus loin et nous allons, dans les lignes qui suivent, proposer quelques pistes de décodage et d’intervention pragmatiques, pour répondre à la question :
Dans la tradition de l’Ecole de Palo Alto, nous considérons qu’il sera, de manière générale, plus utile de s’intéresser aux interactions, c’est à dire à la façon dont les relations se structurent, que de chercher à définir une catégorie de personnes, « les pervers narcissiques », sur la base d’une catégorie de comportements, si l’on veut éviter de tomber dans des lapalissades du type des « vertus dormitives de l’opium », soulignées par Molière. Nous préférons considérer les comportements des personnes impliquées dans une problématique relationnelle comme la « qualité émergente » de cette interaction et non comme une « qualité intrinsèque » desdites personnes. Ce regard, que l’on peut qualifier de systémique et de cybernétique, nous semble plus susceptible de nous aider à trouver des pistes de changement pour aider nos patients et nos clients.
Cela étant dit, si nous mettons en garde les professionnels de la relation d’aide contre l’utilisation de ces catégories, dans le travail clinique, il ne s’agira pas pour nous d’essayer de « convaincre » les personnes qui viennent nous consulter, et qui sont persuadées d’avoir affaire avec un « pervers narcissique », que cette catégorie n’est pas la plus pertinente pour aborder leur problème, car cela leur donnerait immédiatement le sentiment de ne pas être comprises. Par conséquent, nous préférons partir de la définition de la réalité telle que la personne la décrit, et trouver des façons d’utiliser stratégiquement cette étiquette pour modifier la dynamique relationnelle à l’œuvre. Nous mentionnerons ci-dessous quelques exemples illustratifs de ce type de travail.
Dans certaines situations, la personne qui a le sentiment d’avoir affaire à un « pervers narcissique » aura tendance à essayer de confronter ledit « pervers narcissique » à ses incohérences, à ses mensonges, à ses perfidies, pour lui faire admettre qu’il agit d’une façon inacceptable, non éthique… Bien souvent, ces personnes se voient rétorquer qu’elles se font des idées, qu’elles sont « paranos », ce qui les indigne encore davantage et les conforte dans l’idée qu’elles sont faces à un manipulateur. Si les confrontations directes ne portent pas leurs fruits, certaines « victimes » vont alors parfois essayer de dénoncer le « pervers narcissique », de solliciter l’aide de professionnels ou de proches, ce qui aura parfois pour effet de donner le sentiment aux autres qu’ils sont effectivement « paranos ». Ce type de processus peut rendre la personne complètement désespérée et lui donner un sentiment d’injustice et d’impuissance quasi-insupportable. Lorsqu’on travaille avec une personne prise dans ce type d’interaction problématique, nous lui demandons parfois : « Que devriez-vous faire, ou ne pas faire, dire, ou ne pas dire, si vous vouliez aider ce « pervers narcissique » à vous faire passer pour une personne complètement folle et déséquilibrée ? Si vous vouliez en quelque sorte devenir sa complice ? » Nous amenons également la personne à considérer le fait qu’adopter une approche frontale directe avec une personne perfide est probablement la façon la plus sure de se faire inéluctablement manipuler et humilier.
Bien souvent, les personnes aux prises avec des situations de ce genre ressentent une très vive colère, voire une indignation pour ce qu’elles ont vécu, ou ce qu’elles continuent à subir au quotidien. Cela peut parfois les aider à trouver le courage de mettre un terme à une situation insupportable, mais parfois, leur colère, certes légitime, les amène à adopter des comportements qui leur sont dommageables (voir paragraphe précédent). Pour les aider à prendre du recul sur la situation et à pouvoir apprendre à se positionner de manière plus « stratégique », à ne plus se laisser prendre au piège, on leur proposera parfois d’exprimer leur colère contre l’autre dans des lettres qu’elles n’enverront jamais, afin de les aider à la canaliser et trouver des manières plus adaptées d’y faire face… En outre, la colère a souvent tendance à nous empêcher de voir l’interaction, et donc notre rôle dans la situation. En effectuant ce travail, ces personnes sont parfois amenées à percevoir plus précisément leur contribution à la dynamique toxique dont elles souffraient. Cela leur permet dès lors de mieux anticiper la façon dont elles risqueraient de revivre une dynamique de ce type avec une autre personne (et donc d’éviter de le faire).
Dans de nombreuses situations impliquant des « pervers narcissiques », on observe que la « victime » vit une grande déception par rapport à ce qu’elle attendait de la relation. Et, bien souvent, même après une séparation, la personne continue à avoir des attentes « irréalistes » par rapport au « pervers narcissique ». Il faudrait qu’il me traite « avec un minimum de respect », qu’il se comporte en « père responsable »… autant d’attentes qui sont le plus souvent là encore déçues, et qui continuent à alimenter la souffrance de ces personnes. Dans ce type de situations, on pourra tirer profit du diagnostic de « pervers narcissique », pour amener la personne à réfléchir à la question de savoir ce qu’elle ferait si elle était certaine que jamais, ce « pervers narcissique » n’agirait en père responsable ni en « ex » respectueux. En d’autres termes, si elle avait véritablement renoncé à le changer. Bien des personnes ont beaucoup de mal avec cette idée au départ, car, par exemple, « c’est pour les enfants, il ont besoin qu’il joue son rôle de père… » « Et pourtant, si vous aviez la certitude que jamais, au grand jamais, il ne jouerait son rôle de père. Si vous aviez la certitude qu’il continuerait toujours à renvoyer la faute sur vous ? Continueriez-vous à lutter ? » On pourra parfois souligner que le fait de continuer à attendre quelque chose de lui est aussi une façon de continuer à lui donner beaucoup trop de pouvoir…
Dans de nombreuses situations, on peut observer une dynamique particulière dans laquelle la personne dénonce verbalement le comportement du « pervers narcissique », par exemple un conjoint, tout en acceptant, dans les actes, qu’il continue à se comporter de la sorte. Ainsi, une patiente que le compagnon trompait régulièrement avec des femmes plus jeunes, l’accusait d’être un profiteur, un manipulateur… tout en l’accueillant chez elle dès qu’il avait une soirée de disponible… Et ce compagnon avait alors beau jeu de lui rétorquer : « Mais pas du tout, je ne t’oblige à rien… » Dans ce type de cas, on amènera la personne à modifier les choses au niveau du comportement (en se rendant, par exemple, progressivement moins disponible), tout en arrêtant la guerre stérile des mots… Ainsi, une de nos patientes, qui recevait depuis plusieurs années des emails et des messages d’insultes et de menaces quotidiens de la part de son ex-compagnon, lui répétait inlassablement que son comportement était inacceptable… mais ne faisait rien pour qu’il s’arrête. Le jour où elle déposa l’épais dossier contenant tous ses emails au commissariat et où elle l’informa qu’il pouvait continuer à l’invectiver s’il le voulait mais que chaque envoi de sa part serait transmis immédiatement à la police… les mails injurieux cessèrent du jour au lendemain à arriver. Mais, bien entendu, si ces personnes ne « régulent pas », c’est bien souvent qu’elles ont très peur des conséquences qu’elles devraient subir si elles commençaient à frustrer le « pervers narcissique »…
La peur est omniprésente dans les situations impliquant un « pervers narcissique », on le comprendra aisément. Et si de nombreuses personnes continuent de subir des comportements qu’elles vivent comme toxiques pour elles, c’est que le risque de mettre une limite à l’autre, ou de rompre la relation, est perçu par elles comme trop important. Il sera dès lors souvent judicieux d’inviter la personne à imaginer toutes les pires conséquences qu’elle devrait affronter si elle décidait de commencer à ne plus accepter les comportements de l’autre. On lui demande, chaque jour, de prendre un moment pour « affronter ses fantômes », sans jamais essayer de se rassurer. Faire cela permettra bien souvent à la personne de commencer à se mettre en mouvement, et cela lui permettra également de commencer à récupérer une longueur d’avance sur celui qui la « manipule ».
Il arrive qu’une personne qui a vécu pendant de nombreuses années avec quelqu’un qu’elle qualifie de « pervers narcissique » ait la sensation d’être démolie, anéantie, qu’on lui a enlevé tout ce qu’elle avait de confiance en elle. Et que, dans cet état, elle ait terriblement peur de retomber dans les filets d’un autre « pervers narcissique ». On pourra alors travailler avec elle à « se renforcer », en faisant des petites choses qui lui font du bien, recadrant la « confiance en soi » comme un processus. « Effectivement, dans l’état dans lequel vous êtes, vous risquez de tomber directement dans les filets du premier « pervers narcissique » que vous rencontrerez… Le tout est de commencer à vous renforcer pour être suffisamment forte à ce moment-là. » Nous présenterons alors la « confiance en soi » comme un processus dynamique, dans lequel cette dernière peut être progressivement déconstruite, ou à l’inverse reconstruite et nous proposerons à ces personnes des expériences visant à initier ce processus de « reconstruction ». Une des façons d’initier ce processus vertueux peut être de commencer à orienter l’attention de la personne vers des petites choses qu’elle pourrait faire pour réapprendre à prendre soin d’elle-même.
Comme nous l’avons évoqué plus haut, de nombreuses personnes ont le sentiment d’être injustement qualifiées de « pervers narcissique », au point, parfois, de finir par se demander : « Mais, est-ce que je le suis vraiment ? » Et la tentative d’essayer de convaincre l’autre qu’en fait on ne l’est pas est bien souvent vouée à l’échec... On pourra alors parfois amener la personne à adopter la position suivante : « Je me rends compte que tu es persuadé que je suis un « pervers narcissique », et que toutes mes tentatives pour te prouver le contraire sont vouées à l’échec. Par conséquent, à partir de maintenant je n’essaierai plus de te convaincre que je n’en suis pas un… et nous arrêterons ces disputes interminables… »
Les quelques exemples décrits brièvement ci-dessus ne prétendent nullement à l’exhaustivité, chaque situation particulière devant être examinée en fonction de ses spécificités.
Nous avons fait de notre mieux pour faire preuve de suffisamment de nuances dans nos propos, mais nous ne pourrons certainement pas complètement éviter les polémiques que suscitera immanquablement cet article, car nous savons à quel point il est difficile d’adopter une perspective interactionnelle sur une thématique aussi « délicate ». Néanmoins, confrontés quasi quotidiennement à cette problématique dans notre pratique de terrain, après de nombreuses discussions et plusieurs moments d’hésitation, nous avons finalement décidé de partager ces quelques réflexions, qui se veulent avant tout pragmatiques.
En définitive, dans notre travail de résolution de problèmes, qu’ils impliquent des « pervers narcissiques » ou pas, nous cherchons toujours à comprendre le fonctionnement global du système, en termes interactionnels, circulaires, non-normatifs, et concrets. Nous cherchons à savoir ce que la personne ressent, pense, dit, ne dit pas, fait, ne fait pas, lorsqu’elle est confrontée au problème. Demande-t-elle de l’aide ? Essaie-t-elle de résoudre les choses par elle-même ? Et surtout, est-ce que tout ce qu’elle met en œuvre l’aide à sortir de sa souffrance, ou, au contraire, aggrave sa situation ? Une fois ce processus identifié, nous intervenons stratégiquement grâce à des recadrages, des reformulations, des métaphores et des injonctions comportementales pour interrompre ces mécanismes problématiques qui alimentent la souffrance.
Et n’est-ce pas là la meilleure façon de damer le pion aux « pervers narcissiques » de tous bords ?
Directeur adjoint de l’IGB, Guillaume Delannoy enseigne l’approche systémique et stratégique en France, en Suisse et en Belgique. |