Rites de passage et bien-vivre

Par Tony Khabaz


Rites de passage et bien-vivre

Vivre c’est changer. Avant même le premier souffle, le changement s’impose. À tout moment se font sentir des tensions. D’un côté, l’élan vital qui nous porte à aller de l’avant et à nous déployer. De l’autre, les pesanteurs qui nous incitent à ne pas bouger et à maintenir le statu quo. Entre désir et craintes, comment s’y retrouver ?

Tout nouveau pas suppose, aussi, une perte et un renoncement. Cela est particulièrement sensible à chaque étape essentielle du parcours humain : premiers apprentissages, entrée à l’école, passage à "l’âge de raison", puberté, premières amours, départ de "la maison" et emménagement "chez soi", entrée dans la vie professionnelle, engagement dans la vie à deux, attente et naissance d’un enfant, sortie de la vie professionnelle, accidents de la vie, pertes de proches…

Mettre de la structure dans son chaos

Là où le passage d’un état à l’autre suscite désir et crainte mêlés, où l’on n’est que contradictions et tiraillements, le rite de passage apporte un soutien qui aide à s’affranchir du chaos dans lequel on se sent aspiré. Comment ? En offrant une structure qui permet de donner forme à l’expérience intérieure. Ainsi peut émerger un nouveau sentiment de cohérence et l’énergie, auparavant nouée dans le conflit intérieur, est enfin libérée pour s’investir dans la nouvelle phase qui s’annonce. Cette évolution intime s’accompagne aussi, sur le plan social, de la sortie du groupe humain auquel on appartenait jusqu’alors et de l’identification à un nouveau groupe.

Ainsi, décrit Joseph Campbell, "chez les Aborigènes d’Australie, quand un garçon devient indiscipliné et rebelle, un beau jour des hommes surviennent, nus et couverts de plumes qu’ils ont collées sur leur corps avec leur propre sang. Ils brandissent des cornes avec lesquelles ils imitent le mugissement des taureaux. Ce sont les voix des esprits. Le garçon va se réfugier auprès de sa mère qui feindra de tenter de le protéger mais les hommes s’emparent de lui (…). Ils emmènent les jeunes gens vers un terrain sacré où ils vont subir de véritables épreuves : circoncision, subincision, absorption de sang humain, etc. De même qu’enfant ils ont bu le lait de leur mère, ils boivent maintenant le sang des hommes. Pendant que ces cérémonies se déroulent, on leur donne une représentation des épisodes mythologiques de leur tribu. Puis, à la fin de l’initiation, ils sont ramenés au village où la jeune fille qu’ils doivent épouser a été choisie. Un adolescent est parti. Un homme revient."

Cet exemple, choisi à dessein pour son éloignement apparent des rites Européens encore en vigueur, montre que, de quelque société qu’ils viennent, les rites de passage on toujours un certain nombre de points en commun.

Être présent, au fil des instants

À la différence des rites saisonniers et plus généralement cycliques, ou des rites de changement qui visent à rétablir une situation antérieure (comme les rites thérapeutiques, par exemple), les rites de passage accompagnent un changement — changement d’âge, d’état, de position sociale, de lieu… Ce changement, ce n’est pas le rite qui le déclenche, la vie se charge de cela. Le rite l’accompagne, à la fois sur le plan intime et social.

Selon Paul Rebillot , les rites de passage constituent "un parcours de transformation où s’interpénètrent éternel et chronologie personnelle. Se placer ici et maintenant dans la dynamique d’une structure archétypale, c’est situer son quotidien sous le signe de l’éternité. Il devient alors possible d’instaurer un dialogue entre ces deux dimensions. Une brèche est ouverte, par laquelle les archétypes ont accès à notre vie de tous les jours et lui insufflent énergie et structure."

Pour qu’un rite de passage prenne tout son sens, il est donc nécessaire de lui accorder une présence entière, immédiate ("ici et maintenant" et, aussi, "sans intermédiaire"). À cette seule condition, on peut espérer toucher à la rencontre des deux temporalités de l’éternité et du quotidien — et en être touché. Vivre avec authenticité cette expérience intime ne peut se faire que si corps, cœur et esprit sont également engagés. Ainsi, être présent, c’est laisser émerger, au fil des instants, les sensations physiques (autres que regarder dans le viseur d’une machine à images…) ; l’émotion véridique (ne pas se raconter d’histoires…) ; l’intuition et les images (s’abstenir de tout recul analytique ou discours intérieur…).

Au-delà de cette conjonction des temporalités dans l’ici et maintenant, les rites de passage ont une autre caractéristique, essentielle. Ils enchaînent des étapes précises, toutes articulées autour du franchissement d’un seuil. Ce seuil, symbolique, représente celui, physique, psychique et spirituel, que doit franchir la personne au moment où elle passe d’un état à l’autre et d’un groupe à l’autre. Ainsi s’enchaînent trois moments différents : avant le seuil, c’est la séparation de l’état antérieur ; sur le seuil, c’est l’attente, en marge de tout état précis ; après le seuil, c’est l’agrégation à un nouvel état, intime et social. L’importance qui est accordée à telle ou telle phase varie selon la nature du passage. Par exemple, la phase de séparation est plus développée dans les rites de funérailles ; la marge prend plus d’importance dans les rites de fiançailles ou d’initiation ; la phase d’agrégation est plus longue dans les rites de mariage.

Insatisfaction et tentatives de substitutions

Dans les cultures urbanisées et individualistes actuelles, le manque de rites de passage se fait cruellement sentir. D’une part, bien des rites ont disparu. D’autre part, beaucoup de ceux qui subsistent sont dévoyés, transformant une aventure qui devrait avant tout être intérieure en mise en scène de soi et en occasion de raconter, plus tard, ce que l’on est incapable de vivre dans l’instant présent. (La tyrannie de l’image y est pour beaucoup et il n’y a plus guère que les obsèques où l’on se satisfasse encore de vivre l’instant présent…) Enfin, de nouvelles situations émergent, pour lesquelles il n’existe pas de rite véritablement porteur et, en bien des occasions, on est de fait livré à soi-même. Aussi, en l’absence de symboles et de rites qui aideraient, au-delà du désarroi, à structurer l’expérience intérieure pour s’ouvrir à l’avenir et retrouver une image sociale satisfaisante, des pratiques de substitution émergent, sans forcément aller dans le sens du mieux-être.

L’adolescent qui souhaite s’affranchir de la tutelle de ses parents — sans bien savoir pour autant ce qu’il souhaite — fait de ceux-ci un "monstre" au-delà de toute nuance… ce qui présente un double avantage. D’une part, le conflit intérieur, désormais extériorisé, en est d’autant dissipé. D’autre part, s’opposer offre à bon compte l’impression d’affirmer une identité qui n’est encore qu’en devenir.

L’adolescent peut aussi, en une parodie de rite, se rabattre sur la consommation de drogue ou la pratique de toute autre conduite à risque, qu’accompagnent sensations fortes et conviction de vivre une expérience spirituelle unique. Par ailleurs, l’adulte en proie au démon de midi, désarmé face à la nécessité de s’ouvrir à l’expérience de la maturité, inaugure une cure de jouvence auprès d’un partenaire amoureux plus jeune. La mère qui ne se fait pas à une maison désormais désertée de ses enfants devenus jeunes adultes, se cramponne au passé et fait de leurs chambres des mausolées. Au moment de la retraite, celui ou celle qui a tout consacré à sa carrière en débute une seconde et redouble d’activité. Les exemples existent à foison…

Traverser le gué

Tous, nous avons l’expérience de pages difficiles à tourner, qui ont nécessité bien trop de temps, bien trop douloureux…. On peut même avoir l’impression, parfois, d’être encore au milieu du gué, un pied ici et l’autre là, dans une ambiguïté intérieure qui suscite l’impression d’être en porte-à-faux par rapport à l’environnement. Et puis il y a aussi le passage qui s’annonce, et dont on se fait une montagne avant même qu’il ne soit là.

Or il est possible de revenir sur les passages mal bouclés ; de rendre sa fluidité à un passage en cours ; ou même de se préparer au prochain passage encore à venir. Il ne s’agit pas d’anticiper ce que l’on vivra, c’est impossible ! Mais il peut être grandement aidant de savoir, par expérience, comment se structurent et s’enchaînent les étapes d’un passage, quelles sont les précautions à prendre et les risques à éviter. Le moment venu, on saura d’autant mieux se repérer et mettre en perspective ses besoins et intuitions sans rien laisser de côté. Dans bien d’autres domaines, le fait de "reproduire" une expérience déjà vécue (voyager à l’étranger, rénover une maison, se lier d’amour, être parent…) ne diminue en rien l’intensité ni les risques de la seconde aventure. On s’y retrouve juste un peu mieux et, ainsi, on gagne en disponibilité, en créativité, en sérénité. Il en va de même sur le plan du voyage intérieur.

Avoir exploré ce qui structure un passage et appris, par le biais de l’expérience, à en lire la carte et à déterminer de quelle forme rituelle on a réellement besoin, c’est autant d’énergie libérée pour vivre de façon aussi juste que possible ce qui constitue un moment clé de la vie.

Publication proposée par : Khabaz Tony

Tony Khabaz facilite depuis plus de quinze ans “Le Voyage du héros” tel que l’a conçu Paul Rebillot au contact direct de Joseph Campbell, à Esalen, au début des années soixante-dix. Il s’est formé auprès de Rebillot de 2001 à 2008 et l’a assisté dans la facilitation de nombreux parcours. Il enseigne, dans le cadre de l’École de gestalt et processus expérientiels fondée par Rebillot, les principes et pratiques pour concevoir et faciliter des séminaires expérientiels qui observent la structure des rites de passage. Il a eu une carrière de consultant et de coach, et est l’auteur de deux ouvrages.
http://levoyageduheros.com/tony-khabaz.html

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