Chronique

Qu’importe le nécessaire pourvu qu’on ait le superflu !

Par Isabelle Laplante et Nicolas De Beer


Qu'importe le nécessaire pourvu qu'on ait le superflu (...)

Le concept de "besoins" est, comme les termes de croissance, progrès, développement, relance, mis à toutes les sauces.

Commençons par faire de la distinction, par utiliser la langue française et la richesse de son vocabulaire, ce qui pourra apaiser quelques-unes de nos inquiétudes, notre sensation de vide, de perte de sens, dans ce monde qui nous aspire vers un vortex. Les addictions sont différentes des besoins, de la compulsion, du "désir mimétique" [1], ou de ce qui est de l’ordre de l’envie, ou...

Les besoins…

Le mot besoin exprimait l’idée d’exigence en général au début du 1er millénaire. Ce terme est en ce temps-là utilisé pour désigner une situation pressante, un moment critique, une situation de détresse. Au pluriel "les besoins" recouvrent tout ce qu’il faut à l’homme pour vivre ou travailler (1665).
Au XXe siècle, certains disent qu’ils sont d’ordre vital : boire, manger, évacuer, respirer, se reposer, procréer. A quoi l’on peut ajouter d’autres besoins, les besoins sociaux, « vivre avec les autres », comme appartenir à un groupe, recevoir de la reconnaissance (être vu, entendu, touché…), qui peuvent s’avérer vitaux eux aussi.

Pour Epicure avoir un abri et des amis sont des vrais besoins alors que posséder une grande richesse et être célèbre sont de faux besoins.

Aujourd’hui, au XXIe siècle, nous avons des besoins, certes !
Au XVIIe siècle Spinoza nous parle, lui, des besoins véritables comme la belle santé, les bonnes activités, les vraies amitiés. Et des faux besoins comme la possession, la réputation, le pouvoir. Et il propose de réduire ces faux besoins.
Le besoin est indispensable à la survie mentale ou physique : rester sain de corps et d’esprit, cohérence mentale, culturelle… :

L’économie peut dire bien des choses utiles sur les désirs, les préférences et les demandes. Mais le ‘besoin’ est vraisemblablement un impératif moral, psychologique ou physique qui ne souffre ni compromis ni ajustement - ni analyse économique (William R. Allen).

Donc le superflu ne saurait faire partie des besoins.

Les nécessités

Et puis, vient le mot "nécessité" : l’inévitable, l’inéluctable, l’impérieux, l’obligation de faire une chose, ce qui s’impose, ce qui ne doit pas faire défaut. Son opposé sera la "contingence". Nous trouvons là nombre d’obligations culturelles et sociales (rituels, politesse…), d’entreprises collectives (santé, éducation…) et d’injonctions sociales comme l’obligation de réussir sa vie, de faire de longues études sous peine de rater sa vie, par exemple.

Les "faux-besoins"

L’addiction ou la compulsion qui sont quelque part des impossibilités de parer à un stimulus, viendraient d’un soi-disant appel intérieur impérieux. Il s’agit là, en fait, du désir mimétique qui stimule chacun à désirer ce que possède l’autre. Ce désir est excellemment exploité dans la société moderne pour pousser à la consommation. Nous faisons évoluer la société comme s’il nous fallait nous ressembler, non nous distinguer. Et puis ce désir peut s’apprécier dans l’attente de la satisfaction, autant que dans le moment de la satisfaction ou que dans la satisfaction elle-même. Et nous pouvons aussi décider de ne pas satisfaire une envie, un désir pour X ou Y raison.

L’envie, le désir sont en quelque sorte superflus, agréables certes, délicieux souvent, mais des faux besoins sûrement. Et, comme le souligne René Girard, si un nouveau produit sort, et qu’on le voit dans les mains d’un collègue ou d’un proche, l’envie devient trop forte de le posséder à son tour. Au départ, l’envie, le désir sont un lieu de choix a priori, pour autant qu’on sache contrôler, voire endiguer ce possible désir mimétique. Et ceci est un travail sur soi nécessaire, un travail de contrôle sur soi.
Emmanuel Kant, dans un autre registre, au XVIIIe siècle dit :Par essence l’homme est libre, pour autant qu’il dispose d’une faculté que n’ont pas les animaux : s’arracher à ses instincts.
Si nous n’apprenons pas à résister aux appels des désirs, à nous arracher à un stimulus…

La société moderne et ses compagnes inséparables "développement, progrès, croissance…" sont les sirènes qui nous chantent la comptine des besoins, alors que ce ne sont qu’envies, processus mimétiques, désirs à assouvir absolument…, bref de faux-besoins. Un téléphone mobile, par exemple, peut être nécessaire, voire le fruit du désir mimétique, mais ne peut jamais être de l’ordre du besoin.

Apprendre à nommer et à différencier les concepts, voici une démarche utile et apaisante pour mieux vivre ensemble. L’envieux quitte la solitude grâce à l’achat d’un bien de consommation dont a priori il n’a pas besoin et qui lui donne une impression d’appartenance à un club, à un clan.

Dans le discours sur le développement, les besoins ne sont ni des désirs ni des nécessités.Les nécessités appellent la soumission, les besoins la satisfaction.
Les faux-besoins tentent de nier la nécessité. (Ivan Illich).

Répondre à l’angoisse

Il y a quelques temps, nous rencontrons un collègue "d’Amérique du Nord". Celui-ci nous relate que des personnes avec une caméra et le plus récent des Iphone se sont promenées dans la rue et ont abordé des passants pour leur permettre de voir pour la première fois ce magnifique objet de consommation, parfait objet mimétique. Ils se sont tous exclamés "Qu’il est beau, il est plus fin, l’image est tellement plus claire, il est plus léger, plus rapide…". Le seul hic ! C’est que ce n’était qu’un Iphone de la version précédente qui leur était présenté, pas le dernier, car il n’était pas encore sorti.

La société dite de consommation propose, voire fait des appels pour séduire afin de consommer des produits technologiques. Cela marche très bien pour une grande frange de la population. Tablettes, téléphones dernier cri, etc. Pour les jeunes gens cela se transforme en faux besoins (presque vitaux) car il leur faut ce que l’autre a. L’adulte lui, peut croire qu’il ne pourra pas faire sans s’il veut survivre dans la société – avoir envie de rester dans le coup. Etc.

Pedro Cordoba [2]

« Il y a symptôme quand apparaît un désaccord entre deux termes qui semblaient n’en faire qu’un : rapport entre choses, rapport entre hommes : dans notre société, nous aurions deux réponses symétriques à l’angoisse de la castration [3], deux réponses au malaise dans la société : le fétichisme ou la phobie ».

"Le fétichiste choisit le déni : il sait mais n’en veut rien savoir. Il fait ‘comme si’. C’est un petit dieu portatif".
L’homme se forge un petit dieu portatif qui permet de faire ‘comme s’il était heureux. Pourtant le fétiche s’il tente de remplacer le réel ne s’y substitue pas complètement, même s’il peut satisfaire quelque peu dans l’instant. C’est bien de l’ordre du déni. Et nous pouvons d’ailleurs voir nombre de personnes caresser leur téléphone et leur tablette tout au long de la journée. Que ce soit dans les transports en commun, au bureau, ou au restaurant, avec les amis, voire en famille. Substitut de quoi ?

"Le phobique ne choisit pas le déni. C’est d’une toute autre façon qu’il se prémunit contre l’angoisse : en concentrant sa panique sur un objet unique qu’il lui sera dès lors loisible d’éviter." Pour le claustrophobe ce serait, par exemple, de ne pas prendre l’ascenseur et pour l’agoraphobe de rester chez lui, par exemple.

Les uns construisent un objet à caresser, à couver, à adorer (smartphone, ipad, voiture, bottine de cuir…), les autres un objet à éviter (insectes, lieux clos…).

 Nous pouvons considérer le progrès comme un fétiche. Et de ce fait, nous pourrions dire : qu’importe le nécessaire pourvu qu’on ait le superflu, c’est la stratégie d’un superflu venant compenser le manque du nécessaire : iPad, iPod et autres consoles en lieu et place des emplois, des salaires, des retraites, de la santé ou de l’éducation. C’est le superflu qu’on nous demande de consommer, pas le nécessaire, parce que le superflu a une haute valeur ajoutée, alors que le nécessaire, (culture, éducation, sécurité sociale…) coûte, au contraire, extrêmement cher (voir le trou de la sécu, par exemple). Consommez (achetez du superflu) et ainsi vous oublierez temporairement ce qui fait défaut à votre vie, le nécessaire.

Et quel est le rapport avec "les besoins" ?

Il n’y en a pas. La société moderne dénie la perte et nous propose donc de remplacer la castration par la frustration (qui évidemment entretient l’espoir !). En d’autres termes, on nous donne l’espoir de l’acquisition d’un bien un jour ou l’autre (et le crédit pourra éventuellement nous aider : si nous ne pouvons avoir le dernier Iphone, nous aurons le suivant, promis). Ainsi, le faux-besoin permet-il de soulager l’angoisse de castration en la transformant en « simple » frustration qui pourra, un jour, être assouvie.

Nous sommes maintenus dans la " promesse" d’une vie meilleure, ce qui nous permet de supporter la détresse de l’ici et maintenant. Et, comme chacun sait, les promesses sont faites pour être toujours reconduites à demain, jamais tenues (sinon ça s’appellerait des ‘engagements’).

Pour Pedro Cordoba, et nous sommes bien d’accord avec lui, la frustration n’est pas la seule solution, car on peut résister un temps mais pas tout le temps. Une autre solution, c’est ce qu’il nomme "la castration" : abandonner une bonne fois pour toutes cette quête incessante, galopante, aberrante de plus de consommation de l’inutile, de plus de progrès. Car la course au progrès nous emmène, chacun le sait à une catastrophe écologique. Mais nous ne voulons pas y croire car, dans notre monde régi par l’économique, ça nous coûterait trop cher d’aller vers le nécessaire ! Alors nous continuons à nous aveugler avec le superflu, producteur de valeur ajoutée.

La piste serait de retrouver de la liberté dans cette société qui nous assène sans arrêt sa vérité-fétiche "nous avons besoin de la croissance, il n’y a pas d’autre choix" et "il faut relancer la consommation". Et retrouver un destin ne passerait pas par le catastrophisme car personne ne veut y croire, c’est trop dérangeant. Il passerait par des projets actualisés, penser un destin sans fatalité. Et comme le propose Emmanuel Kant : "Supporter, se maintenir, ne pas se plier devant le manque, c’est du maintien de soi".
Bref, une qualité que les coachs connaissent bien : le maintien, la ferme détermination.

Une solution serait donc d’arrêter de vouloir désespérément la satisfaction de faux besoins, abandonner cette quête (accepter enfin la castration, comme le propose Pedro Cordoba) et s’orienter vers un projet impulsé par le nécessaire : la santé, la culture, un avenir pour les générations futures.

Alain Ehrenberg pose d’une autre façon la triste alternative dans cette configuration de soumission à la consommation à outrance, de relance de la consommation : addiction (quête de satisfaction) ou dépression (perte d’espoir de possession de l’objet).

Où voyez-vous un besoin dans le fait d’acheter des objets dont on nous vante l’utilité ; au point que la mimésis nous fait croire qu’il nous faut l’avoir pour appartenir et exister ?
C’est le projet de la société moderne : avoir pour être et, donc, pour appartenir au club. Mais ce club n’a malheureusement d’autre projet que de se compter nombreux.
Alors, "avoir pour être" ou "être pour créer puis avoir" ?

Et le plaisir de vivre dans tout cela ?

Abandonner quelques "faux besoins" de posséder des objets pour être plus et créer un projet pour vivre sa vie professionnelle en relation avec ses valeurs et ses croyances. Etre pour faire, faire pour avoir, aligné avec son éthique.

Vivre conscient, plaisir de créer, plaisir de participer à un projet, plaisir de la réussite d’une œuvre professionnelle. Donner du sens à sa vie professionnelle. Le coach prend ici toute sa place d’accompagnant professionnel.

Nicolas De Beer & Isabelle Laplante
Coachs et formateurs.


[1Pour René Girard, le désir est mimétique, c’est le désir de ce que l’autre possède. Il est l’imitation du désir de l’autre. Dans le désir mimétique, tout ce qui se donne à nous, nous aurions tendance à nous en désintéresser. Tout ce qui se refuse à nous, nous aurions tendance à nous y intéresser.

[2in cahier « Critique » de septembre 2012

[3Le terme de "castration" utilisé par Pedro Cordoba fait ici référence à ce qui doit être abandonné définitivement, la perte.

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