Désabusé, un collègue de travail avait un jour lâché cette phrase : « Avoir des relations authentiques avec les gens, dans une entreprise, il ne faut pas y compter ». Il voulait dire, je crois, que dans le monde professionnel on a moins de relations avec des individus qu’avec des collègues, des subordonnés ou des patrons. Autant de gens à casquette et à étiquette.
Etre ou ne pas être soi-même au travail, voilà la question. Comment faire que le temps consacré chaque jour au travail soit aussi celui d’un épanouissement, l’exercice d’une liberté personnelle ? Comment, malgré la pression, les objectifs, la hiérarchie, conforter son désir – au sens d’énergie vitale, de créativité ? Comment s’inscrire tranquillement dans les relations de travail, sans complexe ni infantilisme, sans la tentation de tyranniser collègues et subordonnés, sans culpabilité ? Comment trouver encore à s’amuser en dépit – voire aux dépens – de l’économisme ambiant ? Comment faire de notre originalité une force dynamique pour l’ensemble du groupe, de l’équipe ou de l’entreprise, auquel nous appartenons ?
Pour certains, qui sont dotés d’une self esteem inépuisable et d’une heureuse nature, cela semble aller de soi. Toujours ils rebondissent. Ils ont l’art de se placer et le sens des affaires. Leur temps est bien utilisé, avec une efficacité qui semble couler de source. Comme s’ils suivaient à la lettre un plan d’état-major invisible mais parfaitement au point. Ils sont de ceux que leur vie professionnelle passionne, qui adorent "performer" et prendre l’ascendant sur leurs compétiteurs. Leur tempérament s’épanouit dans les sociétés vouées à la production.
D’autres, en revanche, n’en finissent pas de vivre le deuil de leurs rêves d’enfant et d’enterrer les lambeaux de leurs ambitions. La vie leur porte des coups qu’ils ont bien du mal à parer. L’inattendu n’est jamais leur allié. Les sommets auxquels ils aspirent s’éloignent sans cesse, jusqu’à finir par se confondre avec un inaccessible horizon. Ils constatent avec consternation que des individus dont la médiocrité le dispute à l’incompétence ont pris le meilleur sur eux, et s’autorisent à leur donner des ordres – qu’ils exécutent tout au long d’interminables journées. Ils ont beau se faire une raison, ce qui vaut mieux qu’un ulcère, il n’y a pas de quoi rire.
Bonheur au travail
Alors quoi ? Peut-on parler du bonheur au travail ? Et, si le mot choque, qu’on en choisisse un autre : satisfaction, confort, réalisation. Entendons-y simplement le plaisir de faire quelque chose qui ait un sens. Qui réponde à une nécessité intime en même temps que sociale. S’il est entendu qu’il s’agit là pour l’individu d’un idéal, et pour le collectif d’une utopie, ce besoin d’occuper sa juste place dans la vie professionnelle, dans la reconnaissance de ce que l’on apporte aux autres, dans une saine relation à l’autorité, ce besoin-là n’est pas futile – mais il n’est pas donné, et demande à chacun réflexion. C’est une des raisons d’être de la pratique du coaching professionnel.
Le coaching plaide pour un réenchantement des relations au travail, pour une approche souple de la relation hiérarchique, centrée sur la culture des coopérations, sur un enrichissement du bagage relationnel, sur une explicitation sans timidité de la dimension conflictuelle inhérente à l’ordre compétitif qui s’étend sur la planète. On a suffisamment suspecté les coachs de se plier aux ordres des décideurs, de se mettre à leur service, bref, de se contenter de mettre de l’huile dans les rouages du capitalisme financier, pour souligner qu’ils ne sont pas là pour raconter des histoires, mais pour aider à s’exprimer un désir de travail qui puisse s’inscrire concrètement dans le cadre d’une culture managériale donnée.
Car, même quand ils ne l’ont pas choisie, beaucoup de gens reconnaissent leur activité professionnelle comme une colonne vertébrale sans laquelle ils craindraient d’être frappés par un sentiment d’ennui et d’inutilité. Ils puisent dans le travail des motifs de satisfaction et d’enrichissement, au premier rang desquels les relations que l’on peut nouer autour de soi, l’observation des situations, l’effort d’ingéniosité à mettre en œuvre pour réaliser telle ou telle tache. Le propre de l’être humain, et sans doute l’une de ses grandes forces, est sa capacité à trouver une satisfaction dans l’accomplissement du geste correct. Toute activité, ou presque, peut se révéler terrain d’exploration et de jeu, recéler une possibilité d’apprendre quelque chose, sur soi et les autres.
Et pourtant, de plus en plus nombreux sont les collaborateurs de l’entreprise saisis du sentiment insidieux que ce qu’ils font du matin au soir ne répond plus à ce contrat minimal. Ils ont beau l’écarter d’un revers de main, cette idée revient, et s’incruste. Ceux qui ont la chance d’avoir un emploi sont pressés d’en faire toujours plus. Croissance, chiffre d’affaire, mesures de la productivité, de la rentabilité, par groupe, par entreprise, par service, par salarié, par semaine, par heure, par minute. En justification d’un système emballé, des chiffres en guise de sens. A se camoufler derrière l’abstraction qui gomme l’affect, on perd de vue l’essentiel, le lien, la relation dans toutes ses dimensions. L’imaginaire.
La vaine compétition des égos
Il devient aussi plus difficile de percevoir la justification de nos activités, à mesure que le travail évolue vers une dématérialisation dont on finit par se demander ce qu’elle cache. Ajoutons, comme source supplémentaire d’interrogation, le rappel insistant que la plupart de nos activités contribuent à la destruction de l’environnement naturel et alimentent une course au profit et à la surconsommation impossible à justifier sur une planète en surchauffe. Si la modernité bureaucratique rivalise d’imagination pour inventer de nouvelles marottes et persuader chacun de son utilité comme rouage du système économique, ce savoir-faire a des limites : dans leur for intérieur, bien des employés et des cadres considèrent aujourd’hui leur activité comme répondant à une pure nécessité procédurale. Elle leur permet de s’insérer dans une communauté d’intérêt et d’ajuster leur place d’acteur économique. Mais la finalité ultime de leur investissement personnel, en particulier dans les grandes organisations, tend à se perdre dans un brouillard propice à toutes les spéculations. Peut-être cette finalité se réduit-elle au minimum vital : la nécessité de gagner sa vie ? Ce n’est pas rien, mais est-ce assez ? A moins que cette finalité ne se résume à la vaine compétition des égos, mesurés par la hauteur de la feuille de paie ?
Quelques-uns développent à l’égard de l’employeur une indifférence teintée parfois de cynisme. Prise de distance et refus de l’adhésion qui ne sont pas sans poser de réelles difficultés aux gestionnaires des ressources humaines et aux managers directs, sommés de trouver de nouveaux leviers pour s’assurer de la motivation des troupes.
Ainsi l’individu au travail se trouve-t-il prisonnier d’une contradiction entre, d’un côté, le besoin profond de se consacrer à quelque chose d’utile aux autres et à lui-même, qui justifie le temps consacré à son travail, et, de l’autre, une nécessaire adhésion au discours dominant – discours politique sur la "valeur travail", discours publicitaire sur la "promesse produit", discours corporate sur les "valeurs" de la marque, etc. – qui dressent autour de lui, sous forme d’images caricaturales, le panorama d’une religion de la production désincarnée et anxiogène.
Ces raisons, et d’autres encore, expliquent le besoin de se ressourcer, de s’évader. Ce blues qui saisit de plus en plus de cadres à partir de trente-cinq ans, et les pousse vers "l’essentiel" à leurs yeux, une activité éventuellement moins rémunératrice, mais plus enrichissante sur un plan personnel, plus proche de désirs immédiats, de la nature, ou de leur nature. Ce qu’ils disent ? "J’ai besoin de me sentir utile !" Une demande qui ne se contente pas longtemps de faux semblants.
Evaluer la compétence relationnelle
Si la recherche du profit est un impératif mécanique dans une société de marché, elle ne peut tenir lieu de seul viatique : le temps de travail n’a pas pour les hommes et les femmes qu’une incidence économique. Les relations interpersonnelles qui se nouent dans le cours de la vie professionnelle font la solidité et la capacité d’adaptation d’un groupe au cours de son existence. On peut faire le pari que cette évidence sera un jour prochain à la base d’une prise en compte de la performance relationnelle. Au-delà de la compétence technique de ses membres, la force d’une équipe tient à la qualité de la relation entre eux, à la capacité d’échange et de décision collective. Tout ce qui contribue à "mettre sur le tapis" les problèmes au moment où ils surgissent, à faire de l’entreprise un lieu de la résolution en commun des situations difficiles, par la créativité et l’apport de chacun, renforce cette compétence. Les dispositifs comme le coaching, qui autorisent l’expression véritable des collaborateurs de l’entreprise, sont autant de haubans et de filets de protection utiles pour renforcer la cohésion du groupe lorsque survient la tempête.
Je ne suis pas sûr que la critique faite aux coachs de ne jamais remettre en cause l’ordre existant, voire de s’en faire de zélés servants, soit toujours infondée – et cependant le coaching touche moins à la question de la performance (bénéfice bien réel mais secondaire) qu’au développement de la liberté individuelle, dans son sens le plus large. Responsabilité de l’individu quand à sa place dans l’organisation, donc à son rôle dans la société. On peut aussi parler d’autonomie, de développement personnel ou professionnel : on tourne autour de l’idée qu’il y a de la place pour chacun, et qu’il est possible d’accompagner une personne dans sa nécessaire réflexion. De lui permettre d’acter qu’en toute occasion il lui appartient de prendre ses responsabilités, et que le temps est fini où l’on pouvait attendre de l’organisation qu’elle se charge de le faire à sa place, en son nom.
Le coaching procède-t-il d’une utopie ? Oui, dès lors qu’il s’inscrit dans la recherche d’une idéale autant qu’inaccessible harmonie au travail. Mais dans l’entreprise moderne, il interroge la question de l’interdépendance, du lien humain et social. Utopie concrète, donc, axée sur une intelligence de l’action individuelle et collective.
Je crois, en somme, que les coachs sont à la fois plus ambitieux, et plus modestes qu’on le pense généralement. Plus ambitieux, en ce sens qu’ils portent haut la confiance dans l’humain, dans la capacité (le désir !) de tout un chacun de s’engager dans une réflexion qui ne soit pas simple répétition, une réflexion qui concerne sa responsabilité dans l’entreprise, son rapport aux autres et au pouvoir, pour trouver et construire sa juste place dans l’ordre professionnel. Plus modeste, parce qu’ils ne peuvent prétendre changer la vie leurs clients. Leur action n’a de sens que dans la mesure où se fait jour une demande de changement, de la personne, ou de l’organisation. Ils ne sont jamais que des facilitateurs, des accompagnateurs, des sparring partners : position extérieure, ponctuelle, frustrante parfois, qui fait pourtant leur opérationnalité.
Si l’on excepte certaines dérives, je crois que les coachs ont cette volonté de contribuer, à leur place, à l’enrichissement des capacités de régulation au sein des groupes, à un éclairage prospectif des options disponibles dans une situation donnée, à une autonomisation des personnes dans le respect du cadre collectif. On retrouve là, cette recherche de l’expression authentique. Faire émerger le sujet humain dans le groupe – et faire bénéficier le groupe de tous les talents individuels. On admettra que le coach, pour cela, doit dépasser une simple capacité technique à commenter utilement les actions de son client ! Théodor Reik écrivait que "la formation des analystes devrait s’orienter moins vers l’acquisition des connaissances pratiques ou théoriques que vers l’extension de leur indépendance intellectuelle. Il s’agit moins d’acquérir une habileté technique qu’une "véracité" intérieure." On pourrait certainement tenir un propos similaire à propos de la formation des coachs.
Marc Traverson est coach expert en communication et changement.
Il accompagne des dirigeants d’entreprise, des managers et des clients particuliers dans leur développement personnel et leur évolution professionnelle.
Il est également auteur et conférencier.
Ancien journaliste au Point, il a publié en 2005 Réussissez toutes vos négos en entreprise (avec Isabelle Harlé). Son dernier livre, la Zen Attitude, est un essai consacré au management de soi et à l’efficacité personnelle à la lumière des philosophies asiatiques.
Il a présidé de 2005 à 2007 l’association des coachs du CNAM, et est formé à l’approche ericksonienne de la communication et du changement.
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