Lorsqu’on fait référence au pouvoir de la pensée, c’est le plus souvent pour évoquer la pensée positive : voir le bon côté des choses, imaginer que les choses vont bien se passer ou visualiser ses rêves. Il y a tout un courant dans la mouvance Nouvel Age pour apprendre à créer sur commande l’avenir que l’on choisit et devenir acteur de sa propre vie.
Depuis les travaux de Charcot sur l’hypnose suivi de ceux de Freud sur le pouvoir fascinant de l’inconscient, la formule du Dr Coué « Tous les jours, à tous les points de vue, je vais de mieux en mieux. » a fait des émules. Les effets de l’auto-suggestion sont aujourd’hui bien connus, tout comme le sont ceux des messages subliminaux qui envahissent nos petits écrans et la musique de fond de certaines chaînes de magasins pour diminuer les vols. Ils sont tellement intégrés à notre culture aujourd’hui qu’on ne peut plus imaginer la mise sur le marché de nouveaux médicaments sans tests en double aveugle tant on sait que le simple fait de croire à un produit peut donner des effets curatifs même à un peu de farine ou un morceau de sucre. Et pourtant, nous sommes bien loin d’en avoir tiré toutes les implications.
On mesure mal les tonnes de négativité déversées dans l’atmosphère jour après jour par nos propres jugements. La pollution de notre planète est avant tout émotionnelle et mentale : l’effet de serre et le réchauffement climatique qu’elle induit ne font que nous refléter ce que nous sommes en train de faire sur notre scène intime.
On peut incriminer la presse et les médias d’abreuver les consciences des catastrophes dans le monde, le cinéma de déverser tant de films de violence aussitôt repris sur petit écran ou sur DVD, sans même parler des rumeurs et ragots montés de toute pièce qui font les délices de la presse « people » : il faut bien des consommateurs pour alimenter toute cette industrie. S’il y a tant de demande pour cette soupe infâme, c’est qu’elle met en scène nos propres fantasmes ou sert d’exutoire à nos propres tensions, sans quoi personne ne s’y reconnaîtrait et n’y mettrait même un Euro. Il faut donc commencer par aller voir à la racine : pourquoi avons-nous besoin de nous repaître de tant de drames ? Qu’est-ce que cela nourrit en nous et quelles en sont les conséquences ?
D’une certaine façon, chacune de nos histoires raconte elle aussi un drame : celle d’un être qui a dû nier sa nature profonde pour tenter d’obtenir un peu d’attention et se construire, ou plutôt composer un personnage jouant le scénario familial pour y trouver sa place. On peut parler de drame dans la mesure où il s’agit d’un jeu de dupe. Le contrat fantôme ressemble à quelque chose comme ceci : « Si tu te plies à nos exigences, tu auras ce que tu veux. » Mais ce contrat est vicié à la base car l’enfant que nous sommes au départ n’a pas d’autre alternative et n’obtient jamais ce qu’il veut vraiment pour la bonne raison que l’amour ne s’achète pas.
Or, ce dont un être humain a vraiment besoin, en dehors de sa survie biologique, c’est de l’attention inconditionnelle. Le plus souvent, celle qu’il reçoit est conditionnelle : il est reconnu à condition qu’il entre dans le moule et se prête au jeu. Pour réussir à fonctionner, ce jeu doit mettre en place un certain nombre de mécanismes de défense occultant ce qui se passe en coulisses. Tout comme les démons qui ne sortent qu’à minuit dans les films d’horreur, le jeu de l’identité se trame dans l’ombre car il ne peut pas risquer d’être démasqué sans s’effondrer. Il doit sans cesse détourner l’attention de ce qui se passe réellement pour réussir à manœuvrer ou manipuler son monde.
Et voilà où se loge le pouvoir de la pensée. Le type de pensées qui orchestre nos vies est avant tout inconscient, à commencer par les croyances que nous avons sur nous-mêmes, et qui vont servir de base à l’édifice de toutes les valeurs, certitudes et comportements que nous allons mettre en place par la suite. C’est la grande inconnue, transparente au point que très peu de gens réalisent que leur identité n’a pas d’autre réalité que celle qu’ils lui donnent. Chacun croit que sa personnalité est quelque chose de bien réel. « C’est mon caractère » dira-t-on, comme si c’était une évidence. Ce qui est évident, c’est que notre prétendu caractère ou personnalité est quelque chose de savamment construit et entretenu à l’ombre de notre vigilance.
Notre identité filtre systématiquement tout ce qui ne semble pas en accord avec elle si bien qu’il est très difficile de la prendre en défaut. A la rigueur, elle invoquera même le pouvoir de la pensée pour continuer à entretenir son rêve à force d’illusions ou d’auto-hypnose. Mais aurions-nous besoin de nous répéter que nous sommes les plus beaux et les plus forts si nous en étions si persuadés ? Aurions-nous tant besoin de reconnaissance si nous ne savions, dans notre for intérieur, que notre château fort est construit sur du sable ?
Heureusement, la vie est bien faite et nous met tôt ou tard face à notre mensonge à l’occasion d’une crise, qu’elle se nomme divorce, licenciement, faillite, maladie, accident, dépression, procès, fugue d’un enfant ou plus simplement le mal de vivre. La machine s’enraye et ne parvient plus à faire face. A ce moment, l’édifice se fissure et la lumière peut commencer à s’infiltrer. Cela peut prendre l’allure d’un travail personnel, d’une thérapie ou d’une quête intérieure au-delà des religions conventionnelles.
On se met alors à comprendre que la vie ne fait que donner forme à nos scénarios secrets. La pensée est vraiment créatrice, pour le meilleur et pour le pire, en tout cas pour nous permettre de réaliser ce que nous portons en nous. Encore s’agit-il de retourner son regard vers la caméraman et de changer de film. Il ne suffit pas de contreplaquer des pensées de réussite, d’amour ou d’abondance pour mieux cacher la misère : encore faut-il aller explorer ce à quoi nous croyons en profondeur, cesser d’y croire et s’ouvrir à l’expérience d’une vie authentique, au-delà des masques. Lorsque quelqu’un décide courageusement d’aller regarder sa part d’ombre, il contribue à une plus grande paix en cessant de projeter dans le monde ce qui va alimenter les guerres en Irak, les mafias, la destruction de l’environnement et la violence dans les familles ou dans les banlieues.
C’est en nous que tout commence, c’est en nous que tout s’arrête.
Karin Reuter,
Psychologue clinicienne et psychothérapeute
Directrice de l’Institut Hoffman France