« Cette volonté, que nous revendiquons si fièrement,
cède toujours le pas à l’imagination.
C’est une règle absolue qui ne souffre aucune exception »
Émile Coué
1. La pratique de l’hypnose enseigne que le choix des termes que l’on utilise pour favoriser tel ou tel processus hypnotique est très important. Les mots évoquent les réalités qu’ils désignent. Cela reste vrai même s’ils se trouvent précédés d’une négation. C’est la raison pour laquelle il serait particulièrement maladroit de dire, pour suggérer une anesthésie « Vous avez de moins en moins mal, vous souffrez de moins en moins, la douleur diminue » parce que ces mots, précisément, évoquent la réalité que l’on souhaite voir diminuer. Il est donc nettement préférable d’utiliser, autant que faire se peut, des mots qui favorisent une réalité différente de la réalité douloureuse. Ce pourrait être, par exemple « Une agréable sensation de fraîcheur se répand, une sorte d’engourdissement se développe… »
2. Ce principe a une extension considérable qui dépasse de loin la sphère de l’hypnose (même si c’est dans celle-ci qu’il se manifeste sans doute le plus nettement). C’est ainsi par exemple qu’un roman érotique resterait, bien évidemment, érotique même si chacune de ses phrases était précédé de la clausule « Il n’est pas vrai que… » ou si, plus simplement, chacune de ses phrases était mise à la forme négative (quoique, il faut bien le reconnaître, il deviendrait quelque peu fastidieux à lire). Autre exemple : on pourrait très efficacement insulter quelqu’un en lui disant « Mais non, tu n’es pas le dernier des imbéciles, il n’est pas vrai que tu es un pauvre con, je m’insurge contre l’idée que tu serais la pire des andouilles, qui oserait affirmer que tu es la dernière des merdes… » alors qu’à strictement parler, officiellement, il n’en est rien.
3. Tout se passe donc comme si une partie de nous-mêmes n’entendait pas la négation ou seulement très faiblement. Freud disait que « l’inconscient ignore la négation », mais c’est de toute évidence une zone de nous-même bien plus vaste qui l’ignore. C’est la raison pour laquelle, on a toutes les raisons de prêter une attention particulière au rôle des objectifs négatifs dans la vie humaine. Par « objectif négatif », on entend un objectif qui peut être tout à fait positif quant à sa valeur, qui peut même être parfaitement louable, mais qui est construit selon une syntaxe négative. Ce sera par exemple le cas de quelqu’un qui « veut à tout prix éviter de tomber malade » ou qui « veut coûte que coûte ne pas être abandonné par son partenaire de couple ». Il est certes parfaitement légitime de ne pas avoir envie d’être malade ou abandonné, mais dans le cas d’objectif négatif, la peur de l’être (malade ou abandonné) est intense et donne à la problématique une tonalité très différente de celle qui correspondrait à la simple envie de rester en bonne santé, ou à celle de rester en couple.
4. En effet, plus l’individu cherche à éviter de (tomber malade, être abandonné…), plus il postule sans s’en rendre compte, plus il présuppose implicitement, que ce risque existe réellement. Autrement dit, plus il se fait peur avec la croyance que ce risque est affecté d’un coefficient élevé de probabilité. De la sorte, il se construit un paysage mental et affectif dans lequel ce risque est omniprésent.
5. Et ce risque doit rester omniprésent, il est indispensable d’y penser tout le temps, si l’on veut essayer de s’en prémunir. Faute de quoi on risquerait, par inadvertance, de s’y exposer. Il va dès lors hanter toujours davantage l’existence de l’individu et, comme une partie de nous ignore la négation, il est fatal que, dans une sorte d’autohypnose ou d’autosuggestion négative involontaire, la pensée sous-jacente « il y a de grands risques que je (tombe malade, sois abandonné) » finisse par contaminer le vécu de la personne au point qu’elle tombe effectivement malade ou se retrouve effectivement abandonnée.
6. Les efforts consentis « pour essayer de ne surtout pas… », à travers quantité d’actes, de comportements et de pensées mettant en œuvre des stratégies d’évitement, de contrôle ou de réassurance ne font, bien sûr, que renforcer encore cette croyance sous-jacente qu’un risque existe. Cela tient à ce que les actes que l’on pose dans sa vie ne sont pas qu’un effet, une conséquence de nos vécus internes conscients ou inconscients : nos actes nous parlent, ils constituent autant de messages implicites que nous nous adressons à nous-mêmes (et que nous adressons aussi aux autres). Ainsi par exemple, plus une femme a peur que son compagnon ne l’abandonne, plus elle fera des efforts pour essayer de lui plaire (et pour veiller à ne surtout pas lui déplaire) en donnant la priorité absolue aux besoins, aux préférences, aux attentes de ce partenaire (ou à ce qu’elle suppose être ces attentes), en faisant passer ainsi ses propres besoins au second plan. Agissant ainsi, il est clair que le message implicite qu’elle s’adresse à elle-même est quelque chose comme « Tes besoins, tes goûts, tes préférences ne comptent pas : ce sont ceux de ton compagnon qui comptent, tu dois à tout prix les satisfaire, sinon il est évident qu’il ne voudra plus de toi, parce que telle que tu es, tu n’es pas suffisamment bien pour qu’il reste attaché à toi, tu ne peux que le faire fuir en faisant par inadvertance quelque chose qui lui déplaira sûrement ». Ce message qu’elle s’envoie à elle-même implicitement est bien sûr de nature à conforter sa croyance que telle qu’elle est, spontanément, elle ne vaut pas grand chose et qu’elle ne peut que finir par lasser son ami. Croyant cela, elle ne peut que faire encore plus d’efforts pour essayer d’éviter que ce ne soit le cas, et ces efforts continuent à lui adresser derechef à elle-même le même genre de messages implicites dans un cercle vicieux entre ses actes et ses croyances. Par la même occasion, ces messages implicites sont aussi adressés involontairement à son ami et reviennent à lui dire : « Tes besoins comptent plus que les miens, je dois les satisfaire le plus possible parce que sinon, je me rends bien compte que tu ne resterais pas avec moi, parce que tu as plus d’importance, plus de valeur que moi… ». Tous ces messages peuvent évidemment finir par suggérer implicitement, inconsciemment au compagnon qu’il aurait tort de se gêner, qu’il peut en prendre à son aise et qu’en fin de compte son amie ne compte guère au point que finalement, il y a peut-être mieux qu’elle. Après tout, si elle ne se respecte pas au niveau de ses préférences, ses goûts, ses besoins, ses désirs, ses attentes, pourquoi diable devrait-il la respecter ? Difficile de respecter quelqu’un qui ne se respecte pas lui-même.
7. La poursuite d’objectifs négatifs semble fréquemment liée à l’existence d’anti-modèles. Il y a anti-modèle quand on ne veut surtout pas ressembler à tel aspect de quelqu’un, quand on ne veut pas devenir comme lui ou reproduire son comportement à tel ou tel point de vue.
Le cas de Sigfried peut illustrer cette logique : Sigfried vient consulter pour un problème de phobie d’impulsion. Depuis peu il lui vient à l’esprit des idées horribles comme tuer son fils aîné ou sa femme, envoyer sa voiture (avec quelques amis à bord) contre un arbre, agresser physiquement son patron ou un collègue. Quand une idée de ce genre lui vient, il en est horrifié et éprouve une intense anxiété : qu’est-ce qui pourrait garantir qu’il ne passe pas à l’acte ? Qu’est-ce qui pourrait l’empêcher de perdre le contrôle de lui-même, de devenir fou furieux ?
Dans les faits, Sigfried est apparemment tout le contraire d’un violent : toujours souriant, pas un mot plus haut que l’autre, il serait plutôt enclin à demander pardon si on lui marchait sur le pied. Il explique cela par le fait que son père était un homme très colérique, tyrannique, qui hurlait pour un oui ou pour un non et qu’il ne veut surtout pas lui ressembler. Ce genre de phrase est la signature typique d’une problématique d’anti-modèle. Pour ne surtout pas ressembler à son père colérique, Sigfried a tout fait pour occuper l’extrémité opposée du clavier. Il est devenu « a nice guy », aussi doux qu’un mouton. Ce faisant il s’est évidemment amputé d’une part considérable de la gamme naturelle des vécus humains. Il a tout fait pour ne pas ressentir quoi que ce soit qui pourrait de près ou de loin ressembler à de l’irritation ou, pire encore, à de la colère. Ce qui ne signifie évidemment pas qu’il n’en ressentait jamais « quelque part » : comment pourrait-on vivre sans jamais en ressentir ? Mais il s’arrangeait pour ne pas l’éprouver, pour l’inhiber, pour la mettre le plus possible « sous le couvercle ». On peut comprendre qu’au fil du temps un bonne dose de ressentiment et de colère ait fini par s’accumuler. Mais chaque fois que surgissait en lui le moindre émoi qui aurait pu, de près ou de loin, s’apparenter à de la colère, cela signifiait pour lui qu’il était sûrement en train de devenir comme son père : pas question, par conséquent de pouvoir l’accepter, de pouvoir lui faire de la place (et encore moins de l’exprimer). Pendant ce temps, il est assez évident que les personnes avec qui il était en interaction, que ce soit au travail ou dans la vie privée, avaient pris l’habitude d’en prendre à leur aise avec lui : pourquoi mettre des gants avec Sigfried, puisque de toutes façons il se laissera toujours faire avec le sourire ? Et cela, bien sûr, ne faisait qu’augmenter le nombre de circonstances où il aurait pu avoir motif de s’énerver, lui rendant encore plus intenable la tâche de réprimer son agressivité naturelle. Mais voilà : pour Sigfried, ressentir le moindre émoi d’irritation signifiait un risque majeur de devenir totalement comme son père colérique. Et cela, il n’en était pas question. Tous ses efforts (ne pas s’énerver, se montrer toujours gentil, aimable, souriant…) visaient précisément à éviter cela : risquer de devenir comme son père. Ce dont il ne s’avisait pas, c’est que précisément chacun de ces efforts n’arrêtait pas de présupposer que, s’il n’y prenait garde, il allait sûrement devenir comme son père. Chacun de ses actes de gentillesse fonctionnait donc comme un message implicite dans lequel il se disait à lui-même : « si tu n’y prends garde tu vas sûrement devenir colérique comme papa ». Il s’était donc construit dans une division, une désunion croissante de soi à soi. Plus il faisait des efforts pour ne pas être agressif, plus il nourrissait en lui l’idée que spontanément il ne pouvait être qu’extrêmement violent, plus, par conséquent, il se vivait comme habité par un ennemi de l’intérieur, identifié à son père colérique, qui, s’il n’y prenait garde allait sûrement l’entraîner sur la pente fatale qu’il redoutait plus que tout au monde. Or, dans cette logique, cet ennemi de l’intérieur ne pouvait que prendre force et consistance : d’abord parce que chacun de ses actes le présupposait, parce qu’en outre, la colère rentrée et le ressentiment s’accumulaient en lui et enfin, parce qu’à force de devoir toujours conserver son anti-modèle à l’esprit (le père violent) pour ne pas y ressembler, celui-ci ne pouvait pas ne pas rester sans pouvoir de contamination sur lui (puisqu’une partie de nous ignore la négation).
8. De nombreux autre exemples de logique d’anti-modèle pourraient être donnés. Ainsi cette mère qui ne voulait surtout pas être injuste et inéquitable comme sa propre mère l’avait été avec elle : résultat, à force de prêter une attention démesurée à la moindre différence qui pouvait exister dans la façon dont elle (ou son mari) traitait ses deux enfants, ceux-ci avaient appris à en faire tout autant et n’arrêtaient pas de lui reprocher de pratiquer le favoritisme vis à vis de l’autre. Ou bien encore, cette femme qui, ayant vu sa propre mère fréquemment battue par son père, ne voulait surtout pas qu’il lui arrive la même chose : résultat, elle se trouvait des partenaires suffisamment potentiellement violents avec lesquels elle faisait tout pour ne pas qu’ils se fâchent, ce qui évidemment ne pouvait que leur suggérer qu’il y avait lieu de le faire. (Ceci n’exonère évidemment en rien de leurs responsabilités les hommes qui font preuve de violence vis-à-vis de leur compagne, il ne s’agit nullement ici de prétendre que les femmes battues l’ont bien cherché). Autre exemple : cet homme qui ne voulait surtout pas ressembler à son père fainéant qui profitait toujours des autres : résultat, il était devenu un bourreau du travail, workaholic, ne supportant pas de pouvoir de temps en temps se reposer cinq minutes ou de prendre le moindre plaisir, ce qui, évidemment finit par le mener dans une dépression dont l’absence d’énergie pour la moindre activité était le trait principal. Dernier exemple : elle avait une sœur qui avait toujours été la petite vamp qui ne songeait qu’à courir les garçons, elle devint donc celle qui ne voulait surtout pas ressembler à ça : fille sérieuse, se méfiant du sexe et de l’amour comme de la peste, incapable d’avoir une relation de couple. Toujours vierge à trente-cinq ans, elle se mit à avoir des symptômes paranoïdes dans lesquels un homme n’arrêtait pas d’envoyer des ondes dans son vagin…
9. Il n’est pas possible d’exposer ici les différentes techniques qui permettent d’aider à résoudre ces problématiques d’objectifs négatifs et d’anti-modèles. Sans doute est-il utile de commencer par aider la personne à en prendre conscience et à prendre la mesure de la quantité d’inconvénients qui en découle. Il s’agit ensuite d’aider à réaliser que ce n’est pas parce que l’on ressemblerait occasionnellement, dans une certaine mesure à l’anti-modèle, que pour autant on deviendrait totalement identique à lui : il s’agit d’aider le patient à sortir de la logique du « tout ou rien ».
Un travail d’hypnothérapie peut y contribuer ainsi que des tâches thérapeutiques visant à rompre les boucles de rétroaction aggravantes en aidant à progressivement affronter la peur de ressembler à l’anti-modèle.
Thierry Melchior