Vous est-il arrivé de vous sentir traité comme un objet par l’autre ? Je veux dire par là, de ne pas être investi pour qui vous êtes mais pour ce que vous faites ou représentez pour l’autre ? Avez-vous, par moment, l’impression de ne pas exister aux yeux de l’autre et peut-être à l’inverse que l’autre n’existe pas à vos yeux ?
L’altérité, c’est-à-dire la reconnaissance de l’autre dans sa différence, est un chemin difficile pour tout être humain. c’est une position jamais définitivement acquise, toujours à conquérir. Nous ne venons pas au monde doté de cette capacité de voir l’autre comme une personne à part entière, différente de soi et ayant ses propres limites.
Comment l’enfant va-t-il, au fur et à mesure de sa croissance, accepter la réalité de l’autre, sa différence et donc sa distance ? Voici des points de repère dans la construction de l’identité et de l’altérité de tout être humain.
Les tâches du bébé
• se relier à l’autre pour se relier à lui-même
Pendant environ les huit premiers mois de sa vie, le bébé vit dans l’illusion de ne faire qu’un avec sa mère et son père. Didier Anzieu (psychanalyste français) parle de « peau commune ». C’est une illusion très protectrice qui lui permet de ne pas se rendre compte de son extrême dépendance. Quand tout va bien, la mère et l’enfant sont dans une symbiose optimale : la mère (le père aussi) cherche à s’ajuster aux besoins de son enfant, capte ses états émotionnels et y réagit. Le bébé se sent compris et apprend à identifier ce qu’il sent. L’environnement reflète quelque chose de lui, ce qui lui permet de se relier à lui-même. On se construit dans le regard que l’autre pose sur nous : c’est la rencontre avec l’autre qui nous éclaire sur notre identité propre. On construit donc notre identité par rapport à l’autre et sous le regard de l’autre.
• faire face à la frustration et à l’angoisse
Au fur et à mesure que le bébé grandit, la mère va être moins prompte à répondre aux appels de son enfant. Elle permet ainsi à son enfant de vivre une relative frustration qui lui fait prendre conscience que sa mère est extérieure à lui, qu’elle est différente et qu’elle échappe à son contrôle. Et c’est une prise de conscience douloureuse qui plonge l’enfant dans l’angoisse et l’impuissance (la fameuse angoisse des huit mois).
Comment l’enfant fait-il face à ces moments d’angoisse ? S’il a pu construire un bon lien avec ses parents, il peut garder ses parents vivants à l’intérieur de lui pendant un certain temps. C’est ce qui lui permet, par exemple, de s’endormir seul. (Au-delà de ce temps, sa mère interne n’est plus vivante et le bébé se retrouve alors dans une situation urgente d’avoir à récupérer sa mère réelle.) Quand le lien est suffisamment bien construit, la séparation est mieux tolérée. Je dis bien tolérée car toute notre vie, nous aurons à faire face à l’impact sur nous des séparations, de la distance qui existe entre l’autre et soi, des blessures suite à l’incompréhension, au rejet ou à la peur que l’autre nous inspire.
• se différencier
C’est l’âge du NON : « c’est quand je veux, pas quand toi tu me le dis ». Si les parents tolèrent cette prise de pouvoir tout en mettant des limites, ils permettent à l’enfant de vivre à la fois un sentiment de puissance tout en l’obligeant à prendre en compte la réalité de leurs désirs de grandes personnes. Cela va permettre à l’enfant de s’affirmer comme personne et d’accepter l’autre, avec ses besoins et désirs propres. Il va ainsi vivre l’autre comme une source de satisfactions mais aussi comme celui par qui vient la frustration, les manques et les limites. Si manques et limites sont trop présents, il aura tendance à gommer la différence et l’existence de l’autre pour revenir à un lien symbiotique.
L’enfant a besoin de connaître la frustration pour élaborer le manque et reconnaître l’autre dans sa différence. Si la balance penche trop du côté de la frustration et des manques, il ne pourra pas développer une sécurité intérieure liée aux vécus d’expériences agréables en relation avec l’autre. Il aura tendance alors à rester ou revenir dans l’illusion d’une indifférenciation, d’un lien symbiotique.
Si la balance penche trop du côté du plein, que le parent se met trop au service de son enfant, il maintient ce dernier dans un lien symbiotique.
Les vécus dont je parle dans l’introduction sont le lot de toute relation humaine : elle n’échappe pas à la relation d’aide.
Il arrive au thérapeute de constater que le client/patient ne le voit pas comme une personne à part entière, avec laquelle collaborer, dont il peut utiliser à bon escient le psychisme pour avancer sur son chemin. Ainsi cette patiente qui me disait : « vous êtes ma petite poubelle, je viens chez vous pour déposer tout ce qui n’a pas été pendant la semaine » ou cet autre qui manquait régulièrement des séances et ne prévenait pas de ces absences et qui, à son retour, me signalait qu’il avait été fort occupé par son travail.. Un jour, je lui ai demandé comment il imaginait que je vivais ces absences. Il a eu l’air surpris par ma question et m’a répondu : « je ne me suis pas posé la question, pour moi c’est comme si vous n’existiez pas quand je n’ai pas besoin de vous ».
Certains patients sont dans l’incapacité d’assumer la reconnaissance du psy dans sa réalité et sa fonction ; ils ne peuvent donc tirer profit de l’appareil à penser mis à leur disposition. C’est ce que soutient la psychanalyste belge J. Godfrind : elle parle du scandale de l’altérité qui repose sur la nécessité d’intégrer le paradoxe existentiel que tout être humain doit affronter : concilier son autonomie avec la reconnaissance de l’existence de l’autre.
Toute notre vie, nous allons osciller entre une recherche de lien symbiotique, comme d’un refuge dans lequel on peut se vivre non séparé de l’autre, semblable, un lieu où il n’y a pas de place pour le rejet, le manque, le conflit mais pas de place non plus pour la singularité... Alors, fort de cette bonne symbiose, nous ferons face aux angoisses liées à la reconnaissance de l’existence de l’autre.
Plus le passage d’une registre de fonctionnement à l’autre est souple, plus il est un indicateur d’une capacité à être autonome.
Catherine PILET est ?Fondatrice et directrice du CePRA. Psychothérapeute depuis 1998 , certifiée en AT (CTA). Formatrice et superviseuse en AT (PTSTA) depuis 2007. |